quelque part en 2006, quatorze ans

Un morceau de papier froissé. Une crise de folie passagère. Des mots gravés en noir. Dark. Blood. Pain. Tears. Fire. Jeté en boule le papier. Oublié dans un coin d'une chambre trop petite, trop étroite.

Une enfant au milieu de la pièce. Rage. Fear. Des questions dans sa tête, jamais sans réponse. What's happening to me? Am I going crazy like mummy? Coeur gros pour un si petit corps. Flammes qui lui chatouillent la peau.

Insane, I'm going insane. Like mommy. Like daddy.
Tape ta tête au sol. Plus fort. Peut être qu'elle ne deviendra que charpie. Déchiquetée par ta seule volonté d'en finir. Noise. Scream. Messy. Un foutoir, voilà ce que se passe.

La porte s'ouvre mais ne t'arrêtes pas. Tu finis par hurler, parce que c'est trop pour toi. Trop pour un si faible âge. T'es qu'à peine adolescente et tu veux déjà en finir. Des bras t'encerclent, te retenant avec force. Let me go! I just want to end it all. I just want to be free! Sanglots. Vigueur. Il est plus fort que toi. Elle n'est qu'un chiffon dans ses bras.

It's going to be ok, baby sis. Everything will be ok.

2010 - dix huit ans

490
Le front sur ses genoux repliés, une adolescente entrant (normalement) dans la fleur de l'âge se balance doucement d'avant en arrière. Elle tient ses yeux fermés, aussi fort qu'elle peut parce qu'elle pense que ça peut ravaler les larmes qui veulent sortir. Non, dégagez, restez sans votre coin, je ne pleurerai pas, plus pour lui, c'est fini.

491
Plus considérée comme une adolescente vraiment, mais ne se sentant pas adulte pour autant, elle reste cependant dans ses gestes la gamine qu'elle a toujours été. Effrayée, perdue, et surtout meurtrie. Il a réussi à surpasser la souffrance qu'elle a connu cinq ans plus tôt. Elle ne pensait pas que c'était possible mais le résultat est là.

492
Il a tout foutu en l'air, comme ça, sans aucun préavis, sans aucune alerte. Elle était là pour lui, elle a vu sa propre défiler sous ses yeux quand la sienne lui échappait des mains, elle lui a tenu la main tout le long. Tout est arrivé tellement vite, tellement soudainement. Elle n'a rien compris, juste qu'il a été sur le point de faillir, de frôler trop près, trop proche la hache de la mort.

493
Les cris, les pleurs, les tremblements, la panique, elle revoit tout derrière ses paupières closes. Une scène gravée à vie et qui hante ses nuits, et pas de la plus douce des façons. Ce ne sont pas des rêves mais des cauchemars, qui s'emmêlent et qui se mélangent avec ceux d'avant. Elle en arrive au point où elle retardé le moment du coucher parce qu'elle a peur de ce qu'elle va y voir une fois les yeux fermés. 

494
Du feu, beaucoup de flammes, toxiques, qui la prennent à gorge. Ses frères s'y laissant plonger, sans résistance et avec même un visage serein. Parce que pour eux, c'est une sorte de délivrance. Mais pour elle, c'est une cage. Une prison enflammée où elle voit son meilleur ami lui tourner le dos, sans cesse, sans arrêt, tourmenté, désolant. Et lui... A ses pieds même, extirpant le dernier souffle de sa vie qui ne tient plus. 

495
Réveil en panique, en pleurs, l'oreiller humide. Elle ne crie pas, pas tout le temps. Respiration saccadée, elle veut lui envoyer un message. Parce que c'est ce qu'elle fait d'habitude. En pleine tourmente nocturne, elle lui envoie un SOS et il répond, toujours et à n'importe quelle heure. Comme s'il sait. Qu'elle a besoin de lui. En permanence. 
Mais maintenant c'est fini. 

496
Ses doigts se replient juste avant de prendre son cellulaire. C'est fini. Il ne viendra plus la chercher. Il ne viendra plus la recueillir quand rien ne va. Elle a perdu son pilier, son épaule, son soutien. Son affection, ses mots, ses bras. On aurait pu lui couper un membre que le résultat n'aurait pas été aussi douloureux. Parce que là, c'est son cœur qui lui a été arraché. On le lui a prit et on l'a envoyé paître au fin fond de l'Australie. 

497
Elle le déteste. Encore plus fort que son géniteur. Encore plus fort que sa mère. Elle le hait, elle veut l'oublier. Ses phalanges virent au rouge et deviennent presque blanches alors qu'elle se retient de hurler. De l'air, elle a besoin d'air. Alors elle se dirige vers la fenêtre, elle l'œuvre, elle l'enjambe. Ses fesses sur le rebord, elle pose sa tête contre la pierre. Son cœur se gonfle. Et elle éclate en sanglots. 

498
Non, ne le cherches pas du regard. Aucune boucle brune à l'horizon. Il ne viendra pas. Ni ce soir, ni demain, ni jamais. Et cette réalisation la secoue encore plus violemment, de larmes et de rage. Elle le déteste, putain qu'elle aurait envie de le tuer de ses propres mains. Mais en même temps, elle donnerait tout juste le voir sourire une dernière fois. A quand ça remonte ? Trop loin, trop embrouillé. Trop défoncés aussi. 

499
Elle a froid, elle grelotte, elle se laisse emporter. Elle aurait aimé que ce soit lui qu’il l’emmène loin de tout. C’est ce qu’ils s’étaient promis. Mais ils étaient jeunes et cons. La vie réelle a fini par les rappeler à la raison et de la façon la plus horrible qu’il soit. Putain, elle est encore persuadée qu’elle a son odeur sur elle. On enlève pas autant d’années en une larme perdue. Non, ça reste, ça coince, ça brûle.

500
Repliée sur elle même, la gamine en larmes au bord de la fenêtre ne le cherche plus.
Le décompte est fini.
Leur histoire aussi.

quelque part en 2003, onze ans

Papa crie. Je sais pas trop pourquoi. Quelqu’un a dû faire quelque chose qu’il a pas aimé. C’est peut-être Wren, qui sait jamais quand se la fermer. Ou c’est peut-être Tobby, qui se fout toujours là où il faut pas. Ils sont chiants à être comme ça. Je peux pas penser que c’est maman, parce que maman, elle est comme moi. Elle est sur la réserve, elle est renfermée, et elle n’aime pas quand il crie. Parce que du coup, on sait jamais ce qu’il va faire, ce qu’il va dire. J’ose pas sortir. Je veux pas voir. Et pourtant, j’aurai envie de le griffer. Jusqu’à l’os. Pour qu’il nous laisse tranquille. Mais papa est fatigué, maman dit toujours. Il ne faut pas l’énerver, il faut rester tranquille, jouez tranquillement, les enfants. Alors c’est ce que je fais. Parce que quand papa s’énerve, il me terrifie. L’autre jour, il a encore cassé la télé. Une histoire de dîner mal réchauffé. Mais Wren a dit qu’il y croyait pas. Que c’était autre chose. J’ai pas cherché à savoir. Je m’en fous. Je veux juste que ça s’arrête.

Dans un autre monde, la vie aurait pu être meilleure. Si papa avait pas été là, peut-être qu’on aurait pu aller mieux. Je sais pas trop. Est-ce qu’on est vraiment l’image de nos parents ? Ou c’est juste parce qu’ils sont là en guise d’exemple qu’on suit leurs traces ? En tout cas, une vie sans papa serait presque un rêve. J’en viens parfois à me demander comment il pourrait finir. Et tous les chemins mènent à la même conclusion ; mort. J’ai pas de scrupule à l’imaginer agonisant. Je sais pas trop si y a une vie après la mort, si vraiment on va en haut ou en bas. Mais ça aussi, je m’en fous.

Je veux juste qu’il s’en aille, que ce soit les deux pieds par devant ou non.

fin 2005, treize ans

Je pensais pas que je pourrai le haïr encore plus. J’ai envie de lui hurler à mon tour, de déverser toute ma rage sur sa sale gueule, de lui crever les yeux, de lui incendier les boyaux comme il a incendié la maison. Cet enfoiré de premier, cet enflure de pyromane, d’une hypocrisie sans nom. Etre le père de ses enfants, c’est censé vouloir les protéger, pas de vouloir les cramer comme des putains de sorciers sur un bûcher. Les poumons encore noirs de fumée, l’esprit complètement grillé. Physiquement, on s’en sort pas trop mal au final. Mais s’il revient ? Putain, s’il revient, si je revois sa gueule, je l’expédie moi même en enfer. Même si ça reste une sentence bien trop douce pour lui. Ordure de première. Psychologiquement, ça doit être à ça que ressemble le début de la fin. Maman est sûrement la pire touchée. Et je sais pas si je veux l’aider ou courir loin d’elle. Même Wren semble avoir du mal. Putain le bordel. Papa en fuite, maman qui répond plus de rien… On est censé faire quoi, nous ?

---

Si quelqu’un était là, il leur dirait de survivre. Essayer de vivre un autre jour. Poser le pied par terre, ignorer la porte qui renferme la génitrice, faire comme si rien n’était. Comme si Wren ne déguerpissait pas la nuit, revenant les yeux défoncés. Comme si Tobby n’a pas l’oeil de plus en plus dur, ses mains s’agrippant avec plus de vigueur sur les objets du quotidien. Comme si Freya n’a pas les ongles et la peau des ses doigts bouffés à l’excès, son propre esprit réveillant plusieurs voix intérieures qu’elle ne connaît pas.
Rien de ça. Ils prennent juste leur petit déjeuner avant d’aller sagement à l’école. Parce que tout va bien. Aujourd’hui, pas de hurlement, pas d’assiette cassée. Un silence de plomb que personne ne veut briser. Pas le cran, pas le courage, pas l’envie. Pour dire quoi ? Freya gratte la table, toujours et encore, sans même y faire attention au final. Le menton sur son genou relevé, elle fixe son bol en face d’elle. Elle a l’angoisse familière depuis. Les yeux noyés dans le liquide chocolaté, elle sait d’avance qu’une journée de torture s’annonce. L’école reste un univers impitoyable. Wren y frappe les portes, Tobias s’en fout de tout mais Freya… Si on n’ose pas s’attaquer aux deux autres, on s’attaquera à elle. Parce qu’elle laisse faire. Elle aimerait frapper, elle aimerait s’en foutre, mais elle n’y arrive pas. Pauvre brebis égarée d’un troupeau qui a de toute façon rencontré le mur plus d’une fois. Elle soupire tout en continuant à gratter la table de son ongle inexistant. Ils ne le disent pas mais il n’y en aura pas un pour rattraper les autres, pas vrai ? Au moins, ils sont au fond du gouffre ensemble. Ca serait presque rassurant si ce n’était pas désolant.

« Mamma va mieux ? »
« Sûrement autant qu’une vieille momie. »
« Ta gueule, Tobias. »

Finalement, le silence, c’est mieux. Freya baisse de nouveau les yeux, Wren passe sa main sur son visage, Tobias finit par sortir de table tout en laissant son bordel. Typique.

Faire comme si tout va bien.
Même quand ça ne va pas.
Respire, inspire, demain est un autre jour.

Mais les jours se suivent et se ressemblent sans cesse, dans une spirale infinie.

quelque part en 2008, seize ans

Tatam Tatam Tatam. Dans la tête, dans les points d'ancrage du cœur. Ça pique, ça brûle, ça toque. Et ça englouti. Ça fait mal. Mais c'est ce qu'on cherche. C'est délirant. Tout est juste délirant. Pif poudré, qui est surpris à ce point ? La rumeur veut qu'ils ont tout essayé, tout tenté, le cachet jusqu'à la petite (mais forte) fiole. "Ils crèveront avant nous, c'est clair." Purée mais de toute façon, c'est bien ce qu'ils sont censés tous faire un jour, nan ? Finir dans le joli cimetière de Brisbane ou éparpillé dans le désert du monde, tant que ce n'est pas par la lunette des chiottes (ils y passeront par là parce que sinon, une fin plus honorable serait presque trop honteuse pour les têtes brûlées qu'ils sont - sans mauvais jeu de mot). Ils veulent qu'on rigole de leur tronche, ça doit les faire vivre par procuration. Ils se tirent dans les pattes, ils se crachent leurs pires défauts, leurs pires vices, leurs faiblesses et pourtant, ils sont pareils. Même sang, même gène, même pourriture. Grignotés jusqu'à l'os. Ils sont terrifiants à jouer avec le fil de la vie tous les quatre matins. Ils s'en foutent, ils provoquent, ils attisent. Même si y en a toujours une pour le rejeter, pour l'ignorer, ils ont les flammes qui lèchent encore leur peau et le cerveau… Lessivé, enveloppé, embrouillé dans la fumée noire qui a tenu leurs poumons trop longtemps en apnée. Est ce que c'est normal qu'après avoir vraiment failli cramer, ils veulent remettre ça ? (ils vous diront sûrement oui.)

Tadam Tadam Tadam. Bruit persistant qui siffle. Dans les oreilles ou dans sa tête. Il y a quelque part au loin des cris… Ou un seul cri ? Et son doigt qui tape en rythme. Ah non, pas dans ses oreilles alors. Un ongle sur le bois pourri de l'appartement. Pourquoi ça provoque un bruit assourdissant alors ? Un flash en accéléré, quelques minutes plus, une masse brune lui sourit, une lueur malicieuse au visage, sur la courbe de sa main, du blanc. Putain. Flash une seconde après, un soupir d'appréciation, le nez en arrière pour ne rien manquer. Well. Il est parti  - depuis combien de temps ? Sait plus, pas de montre en main. Il avait juste une surprise à lui faire. Un baiser à lui transmettre. Et un truc encore plus magique qui la fait tanguer. Ce doigt, ce tadam, c'est une façon pour ne pas perdre face avec la réalité sûrement. Penses à moi, il lui a dit. Hum. Elle ne fait que ça. Fermer les paupières et voir ses yeux verts pour oublier la réalité de son monde.

Même s'il y a un autre regard qui lui donne envie de croupir dans sa propre prison. Bleu cette fois. Un regard accusateur, un regard qui s'éloigne d'elle. La main qui se lâche, le visage en pleurs "je te promets que je ferai mieux, j'irai mieux, je vais guérir, je vais décrocher, j'te le promets, s'il te plaît, crois moi, ne m'abandonne pas" mais ce n'était qu'un tapis, qu'un déferlement de mensonge. Et c'est ce que ses yeux lui disent. Reflétant sa propre faiblesse, son propre crime que de celui de foutre sa propre vie en l'air et avec brio. Et il s'éloigne putain. T'es vraiment surprise - oui ? non ! C'est de ta faute, juste de ta faute, bordel. Pourtant, il était censé être toujours là, non, comme un ange gardien surveillant ses arrières ? Arrête, arrête, c'est pas possible d'être aussi nombriliste. Il en a eu marre, il a essayé, tu l'as vaincu, tu devrais être contente, ravie même. Non, je le suis pas. Tant mieux. Bien fait pour ta gueule. C'est dommage que ça la réveille pas plus de son coma quotidien, que ça ne l'empêche pas de laisser les yeux verts brillants effacer les yeux bleus accusateurs.

Purée d'yeux. Ils font chier, tous, à la regarder, de toute façon. Accusateurs. Outrés. Désespérés. Dégoûtés. Moqueurs. Tatam Tatam Tatam. La pièce tourne. Les angles s'arrondissent, le plafond s'affaisse, et pourquoi les murs se rapprochent ? Il y a un nouveau cri au loin. Mais qui se rapproche semble-t-il. Fermé les yeux. Y voir le sourire de son copain. Le visage fermé de son meilleur ami. Les moqueries de son jumeau. La lassitude de son aîné. Et sa mère, sa mère qui crie, qui fait la morte, qui reste cloîtrée entre les quatre murs de sa chambre, qui ne répond plus de rien. C’est la vision de son futur, ça?

Tatam Tatam Tatam. On s’en fout du futur. Pour l’instant, il faut déjà qu’elle tienne ses boyaux en elle et qu’elle se laisse bercer par les sensations qui la travaillent. Ouais, voilà, c’est bien ça. Ne plus réfléchir, ne plus penser, éteindre les oreilles et respirer.
Au moins jusqu’à la descente qui se promet d’être vertigineuse.
(Elle l’a été.)